28 octobre: FLOAT (Flotter)
C’est une mission prévue. Ces sorties sont rares, mais nécessaires. Cela fait des années que la station est en orbite, cela fait donc des années qu’il faut assurer la maintenance. La sécurité des astronautes à l’intérieur en dépend. De multiples débris, si infimes soient-ils, croisent le chemin de nos modules de survie. Nous devons donc régulièrement vérifier que rien n’est endommagé.
Cette sortie extra-véhiculaire a beau avoir été soigneusement préparée, elle n’en reste pas moins dangereuse. Le principal souci dans l’espace, c’est un problème de pressurisation de la combinaison. Un tout petit trou entraîne la dépressurisation, une perte de connaissance en 15 secondes, suivie de notre mort dans la minute. C’est vous dire combien on est précautionneux avec le matériel.
William et moi avons été désignés pour effectuer les vérifications. C’est la deuxième sortie de sa carrière pour lui, la première pour moi. Je suis à la fois excité, et très concentré. On me fait confiance, je suis compétent et je le sais, mais ce n’est pas une raison pour prendre la grosse tête. Ce serait la plus dangereuse erreur de ma vie, car un excès de confiance pourrait nous coûter très cher.
Ces dernières années, l’espace autour de la Terre a été transformé en dépotoir. Nous venons de traverser des débris de satellites. Ils étaient si fins que nos radars ne les ont vu que trop tard. Nous venons de passer les dernières 24 h dans le module Soyouz, au cas où la station ne serait plus habitable après ce passage. Nous avons eu de la chance, il n’y a pas eu de dégâts trop importants. En tout cas pas suffisamment pour mettre en danger l’intégrité de la station et les systèmes de survie. Maintenant il faut que nous allions vérifier ce qu’il y a tout de même à réparer.
William et moi sommes accrochés via notre câble, et nous déplaçons lentement chacun de notre côté pour évaluer les dégâts. Nous le décrochons manuellement de son attache, pour ensuite le raccrocher un peu plus loin. Ce câble est notre ligne de survie, nous en prenons soin. Sans lui, nous dériverions dans l’espace sans aucun moyen de revenir sur Terre.
J’arrive finalement dans la zone ayant affronté les impacts. À vue d’œil, des éraflures, mais aucun trou ou partie manquante. J’accroche mon câble de liaison un peu plus en amont au crochet prévu à cet effet. La zone paraît sûre. En parallèle je lâche une main pour atteindre ma lampe et éclairer un peu mieux ce que j’inspecte. Mon mouvement est un peu brusque, il est difficile de manœuvrer précisément avec ces scaphandres. La secousse qui en résulte me force à me tenir au câble, et à lâcher la lampe. Pas de problème, tous mes outils sont rattachés à un filin sur mon scaphandre, rien n’est perdu. Ce que je ne vois pas tout de suite, c’est que le crochet sur lequel j’avais raccordé mon câble s’est cassé. La secousse a dû finir le travail du passage des débris, et comme aucun son de mon environnement extérieur ne me parvient, je mets un certain temps à comprendre que je m’éloigne de la station. Sans moyen pour m’y raccrocher. Au moment où je le réalise, je suis déjà trop loin pour me retenir où que ce soit avec les bras. L’éloignement est certes très lent, il n’en est pas moins inexorable.
Aucun affolement, nous avons travaillé cela à l’entraînement. Le stress ne servirait qu’à une chose, me faire paniquer, ce qui m’enlèverait toute chance de rentrer à la station. Appel radio. William va venir me sortir de là. Il est déjà en route vers ma position, alors que je m’éloigne doucement mais sûrement. J’ai beau savoir que mon calme peut me sauver la vie, je ne peux empêcher les battements de mon cœur d’accélérer. Je transpire à grosses gouttes.
Je tente de me rappeler que je ne suis pas encore perdu, que la station est à peine à quelques mètres de moi. La silhouette de William qui s’approche me rassure un peu. Il est enfin là. Je connais la suite. Il va s’accrocher au plus près de moi, et va se laisser dériver à son tour dans ma direction pour me rattraper.
Sa dérive n’est pas rapide. Il est encore très loin de moi, et je continue de reculer… Mon angoisse reprend, il faut que je la calme. Respire. Respire…
Ça y est. Encore quelques centimètres… Il tend la main… Encore trop court, mais il se rapproche… Une brève secousse le traverse. Son câble vient d’atteindre sa longueur maximale. Nous nous touchons le bout des gants. La seule friction de ces derniers achève de me mettre hors de portée. Il ne m’atteindra plus. J’ai déjà trop dérivé. On se regarde dans les yeux, sans un mot. On sait tous les deux que ma fin est proche. J’ai une autonomie de 8 h avec ce scaphandre. Autant dire rien du tout dans cet espace vide. Les larmes me viennent aux yeux. Ma radio résonne des voix de mes collègues, de mes amis. Je n’arrive plus à me concentrer suffisamment pour les entendre, je sais que c’est la fin. Je ne les reverrai plus jamais. Je ne rentrerai pas sur Terre. Je vais disparaître dans l’espace.
Pour parfaire le tout, je me retrouve dans l’ombre de la station. Sans lampe. La savoir près de moi sans la voir ni pouvoir l’atteindre alimente ma détresse. Vous avez peut-être déjà été dans l’obscurité la plus complète, mais c’est encore pire quand on n’a même pas de sol sous les pieds pour se sentir exister.
Le noir est total. Le flou de mes larmes ne me brouille plus la vue. Je ne vois plus rien. Je ferme les yeux. Respire. Dis quelque chose. Au moins un adieu à tes camarades… Je n’arrive pas à parler.
Un grand froid me saisit. Il me semble que c’est l’espace lui-même qui entre en moi. Je me laisse aller, je flotte dans l’immensité.
Dans ma dérive, je me mets à délirer. À imaginer des choses. Je sens sur mon épaule une main amicale. Elle exerce une petite poussée. Me sachant perdu et bercé d’hallucinations, j’ouvre les yeux et tourne la tête pour tenter de reconnaître qui mon esprit malade a imaginé. Le noir est complet, je ne vois toujours rien. Puis, peu à peu, je sens la lumière revenir éclairer mon visage. Je me rapproche de la station. Ce délire est cruel, il me donne à voir un espoir que je sais pourtant absent. Je me retourne à nouveau, dans l’espoir de pouvoir observer le propriétaire de cette main fraternelle. Une vague ombre semble se déplacer, mais rien de distinct.
Je continue pourtant à me rapprocher de la station, et j’entre-aperçois le regard médusé de William à travers sa visière. Je cligne des yeux, comme pour reprendre mes esprits, mais rien n’y fait. Tout est toujours bien là. Je rejoins indéniablement la station. Je prête alors attention à ma radio. William parle très vite. Il ME parle. Surexcité, il me demande ce qui s’est passé.
Je tourne à nouveau la tête. J’observe un faible reflet de lumière dans l’obscurité. Une fraction de seconde, et déjà il a disparu, absorbé par l’ombre de la station.
J’atterris dans les bras de mon coéquipier. À la fois surpris et hagard. Il hurle de joie dans la radio. J’entends mes camarades restés dans la station faire de même.
Ils sont persuadés que j’ai eu une chance folle, sans arriver à l’expliquer. Moi non plus je ne me l’explique pas. Pour une chance folle, c’était une chance folle. Mais que s’est-il passé ?
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