10 octobre: HOPE (Espoir)
Béatrice a 65 ans. La guerre avait commencé dans son enfance. Déjà à ce moment-là, son père lui racontait que les tensions entre les deux pays étaient très fortes. En réalité, personne ne pouvait dire de quand datait l’animosité de ces deux peuples. Entre l’histoire et la propagande, plus rien n’était certain. On utilisait peu de soldats d’infanterie, la plupart des combats étaient robotisés, ou dans le cyberespace. Ce n’était pas encore le cas une vingtaine d’années plus tôt. C’était d’ailleurs ainsi que son fils avait été fait prisonnier. Elle n’avait pas compris le contexte exact en ce temps-là. Elle ne le comprenait toujours pas aujourd’hui. Tout ce qu’elle savait, c’était qu’elle ne le reverrait plus jamais. Du moins pas vivant. L’ennemi ne faisait pas d’échange de prisonniers. Encore moins quand il niait en avoir. Son pays à elle ne faisait pas de prisonniers tout court. D’une certaine manière c’était plus simple.
Elle avait par contre la certitude que son fils était encore en vie. Elle recevait régulièrement des lettres de sa part. Sous un nom d’emprunt, auquel elle répondait, mais c’était bien lui, elle n’avait aucun doute. Elles ne racontaient pas grand-chose, la censure devait passer par là, mais elles avaient le mérite d’être là. Elle y répondait à chaque fois, sans pour autant se faire d’illusion quant à la possibilité de voir les choses changer. L’espoir avait disparu depuis longtemps. Elle se demandait d’ailleurs pourquoi l’ennemi autorisait ne serait-ce qu’un semblant de communication en provenance de ses prisonniers. Même via un alias, ça paraissait contraire aux règles d’une telle guerre. À sa connaissance, elle était d’ailleurs la seule à continuer de recevoir des lettres.
Sa vie se résumait à se réveiller, aller au travail, en revenir, se coucher, pour recommencer le lendemain. Jusqu’à ce qu’un jour un homme vienne frapper à sa porte. Il se présenta comme appartenant au journal national, mais en mission assez spéciale. Il était au courant pour le fils de Béatrice, et voulait savoir ce qu’elle savait de son incarcération. Toute information était bonne à prendre, chaque indice qu’on pourrait trouver dans ses lettres avait une importance.
Béatrice ne comprenait pas pourquoi on venait remuer cette histoire 20 ans après. Encore moins que ça vienne du journal officiel, qui avait plus de raisons de camoufler ce genre de fait, que de les faire remonter à la surface. Les soldats patriotes ne se faisaient pas prendre. La grandeur de la nation et la qualité de leur formation les avaient tous fait revenir en un seul morceau au pays. Voilà la version officielle.
Le journaliste lui expliqua qu’un de leurs reporters de guerre, en mission diplomatique, avait été fait prisonnier. Du moins c’est ce qu’ils espéraient. Il avait décidé de tenter de le retrouver, et par la même occasion, de repérer les camps de prisonniers, et, si possible, de les faire s’évader. Ses relations haut placées au gouvernement lui avaient permis d’avoir l’autorisation de monter cette opération. Elle était bien entendu sous le sceau du secret-défense. Personne ne devait être au courant que c’était une mission officielle. Et s’ils se faisaient prendre, tout le monde nierait avoir eu vent de cette opération.
L’idée de pouvoir enfin revoir son fils, fît oublier toute méfiance à Béatrice. Elle se rendit compte que sous sa résignation, se cachait en réalité encore une once d’espoir. Elle donna au journaliste toutes les infos qu’il voulait savoir, y compris les lettres elles-mêmes.
Quelques jours plus tard, elle apprit que ces dernières avaient permis, grâce aux descriptions que son fils faisait de la météo et de la géographie du lieu dans lequel il était, de prédire la position de l’endroit dans lequel il était retenu. Le peu de prisonniers, ainsi que certaines paroles rapportées laissaient sous-entendre qu’ils étaient tous au même endroit.
À 65 ans, Béatrice n’avait plus rien à perdre. Quand elle eut la confirmation que la mission était déclenchée, elle exprima le souhait de partir avec lui. Le journaliste finit par accepter.
Ils traversèrent alors la frontière, sous couvert de reportage animalier. Une équipe de tournage du journal les accompagna pour justifier la couverture. Le passage se fît plus facile et rapide que prévu, les pots-de-vin le facilitant. Officiellement, ils allaient observer les grands singes dans cette partie du monde, et peut-être en capturer. Reportage que les deux pays pourraient exploiter dans leurs propagandes respectives, expliquant que grâce à la diplomatie du gouvernement, ce type de reportage avait pu avoir lieu. « Une grande qualité de négociateur face à l’ennemi, victoire du pays en faveur de la nature ». Bref, de multiples façons d’utiliser l’opportunité à bon escient.
La position supposée des prisonniers, un peu plus reculée dans les terres, serait atteinte assez rapidement. On avait déterminé qu’une petite ville se trouvait non loin de là. Cette ville était le premier objectif de la mission, avant de restreindre encore le lieu de recherche une fois sur place. Les habitants, particulièrement curieux de voir des étrangers sur leurs terres, venaient de bon gré discuter avec l’équipe de reportage. Parce que leurs hôtes les espionnaient de toute évidence, l’équipe, pas dupe, faisait très attention à ce qu’elle disait. Certains membres avaient même travaillé leur rôle au point d’apprendre des notions de biologie des grands singes, et pour parfaire la couverture, l’un d’entre eux était même éthologue dans sa vie civile. Grâce à toutes ces précautions, ils finirent par apprendre que d’autres étrangers étaient là depuis un moment dans cette ville. Mais depuis le temps, ils n’étaient plus vraiment étrangers. Ils logeaient à l’hôtel, et il était rare qu’ils en sortent. La nouvelle les étonna. À l’hôtel ?
Ils en apprirent un peu plus auprès d’un vieil homme. En réalité, au départ, ils étaient gardés en dehors de la ville. Mais quand la guerre devint omniprésente, il s’avéra que ce serait plus facile pour les surveiller de les faire rentrer dans cet hôtel désaffecté et réquisitionné par l’armée. Surtout que depuis le temps, aucun de ces étrangers n’avait plus de perspective d’évasion.
L’équipe tenta le tout pour le tout, et se présenta à ce même hôtel pour prendre des chambres. Cela semblait désespéré, mais le peu de militaires encore affectés au lieu accepta. Après tout, c’était un moyen comme un autre de les garder à l’œil.
La suite se passa assez rapidement. Le peu de gardes était insuffisant pour maîtriser les hommes des forces spéciales intégrés à cette équipe de tournage fictive. On délivra les prisonniers qui n’en croyaient pas leurs yeux. Après tout ce temps ici, ils se voyaient mourir sur place sans espoir aucun de revoir leur patrie. Les uns de vieillesse, les autres en se donnant la mort.
Le fils de Béatrice était bien parmi les survivants, ainsi que le journaliste capturé quelques mois plus tôt. Après les effusions de tendresse, les larmes et la joie communicative, ils s’apprêtèrent à partir, avec espoir que la suite du plan fonctionne aussi bien.
À la grande surprise de tout le monde, la population de la petite ville leur vint en aide pour camoufler les corps, et repartir sans faire de vague. À l’évidence, ici aussi on en avait assez d’une guerre débutée pour des raisons inconnues et dont on ne voyait plus la fin.
La route du retour se fît dans le stress d’une arrestation avant la frontière. Avant d’arriver devant les militaires, on fît les dernières préparations. Quelques anciens prisonniers allaient pouvoir passer comme faisant partie de l’équipe de tournage initiale, mais pas tous. Les autres allaient être déguisés en gorilles endormis dans leur cage, avec pour mission de ne pas bouger pour éviter que la supercherie ne se voit.
Après quelques doutes et remontrances quant au prélèvement de la faune locale par la fausse équipe de tournage, ils réussirent à franchir le poste frontière, non sans avoir délivré quelques pots-de-vin dans les bonnes poches.
La mission était accomplie. Sa nature secrète n’empêcha pas tous ses protagonistes de hurler de joie une fois rentrés à la maison.
Le fiston expliqua à sa mère que c’était in fine ses lettres qui lui avaient permis de tenir. De savoir que quelqu’un était toujours là pour lui dans son pays, l’avait empêché de mettre fin à ses jours. Pas qu’il avait espoir d’un jour s’en sortir, mais simplement parce qu’il avait le besoin de lire ce que sa mère pourrait lui envoyer. Une sorte de corde le reliant à son véritable monde.
Il avait discuté avec un des soldats ennemis au début de son emprisonnement, de ce besoin de relation épistolaire avec sa mère pour survivre. Par chance, le soldat était écrivain dans le civil avant d’intégrer l’armée. Il avait tout de suite accepté de transmettre ses lettres, après les avoir relues. C’était aussi par son biais que lui parvenait celles de sa mère, envoyés au nom du dit soldat.
Le retour du fils de Béatrice ne fût jamais expliqué. Mais il permit à tous de retrouver espoir, et l’envie de paix dans la population naquit à nouveau, autrefois étouffée par la résignation.
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